Dans les années 1710-1715, on assiste aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent de Paris à la représentation de pièces théâtrales qui désaxent les coordonnées de la communication scénique classique et qui, à une analyse attentive, peuvent être lues comme une métaphore d’un malaise social. De condition subie, le mutisme des acteurs, qui transfère dans la gestuelle l’expressivité toute entière, devient un instrument critique, métalittéraire, et si on veut, politique. C’est justement à travers la force des corps muets sur la scène qu’il est possible, à ce moment, de montrer, par contraste, les hypocrisies de la société. Il s’agit des corps des acteurs comiques, héritiers de la commedia dell’arte, souvent déformés par un exercice du grotesque et carnavalisés (dans le sens de Bachtin) , ceux des sauteurs de corde, projetés vers une dimension originaire émotionnelle, “mythique” (selon le mot de Greimas) , ceux des pantomimes et des danseurs, engagés vers le point limite de l’expressivité corporelle , qui est la narrativité, tissu substitutif de la séquence verbale. Ce qui est commun aux formes expressives privilégiées par la Foire, par rapport aux codifications encore cultivées dans les théâtres officiels, est par contraste la tension vers le sensible, que ce soit la dimension émotive du public ou la réalité quotidienne soumise à la satire. Cela projette la théâtralité foraine vers les Lumières et la détache des modèles classiques, redevables des analyses cartésiennes même dans les tracés chorégraphiques, appendices figurées d’un état absolutiste . Le corps muet du forain, proposé dans son “intégrité” de laideur, de pulsions élémentaires, de chutes, d’élans, de métamorphoses poétiques, met en jeu, en la dénonçant, la maladie du corps social, opaque, faux, figé ; il le fait à travers des révélations burlesques, parfois cocasses, parfois amères, mais lucides. On le constate par exemple en lisant les Écriteaux des Festes parisiennes de Louis Fuzelier, qui se déroulent dans les rues d’un Paris peuplé de filous de différentes espèces, rues où on reconstruit, parallèlement, une cérémonie carnavalesque à la saveur primitive – la procession du bœuf gras. On pourrait citer d’autres pièces, comme celles d’Alain-René Lesage : Arlequin invisible, continuation bouffonne du roman Le Diable boiteux, ou bien Arlequin roi de Serendib, qui propose un réfuge distopique habité par des larrons mutilés, mais quand même préférable aux corruptions de la société contemporaine. La même antithèse entre santé et maladie revient, au niveau des thèmes, dans la lutte entre folie et sagesse, présentées allégoriquement dans plusieurs pièces foraines (Écriteaux des Festes parisiennes, Arlequin Baron Allemand, ou Le Triomphe de la Folie..) ; là, les valeurs convenues sont renversées, et c’est la folie qui assume un visage raisonnable et qui redonne aux êtres leur plénitude et leur intégrité. Ces métamorphoses qui s’expriment dans les corps des acteurs forains naissent d’une situation historique déterminée. Au début du XVIIIe siècle, aux théâtres des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, les artistes sont sujets à de restrictions progressives de leurs possibilités d’expression et à une pression croissante de la part de la censure, encombrant instrument du pouvoir, constitué en ces années. Les mesures imposées par le Parlement et voulues par les théâtres institutionnels (Théâtre Français, Académie Royale de Musique, jaloux de leur position et du succès que la Foire obtient auprès du public), limitent les genres représentables dans les « loges » de Saint-Germain et Saint-Laurent et font un « privilège » des moyens d’expression artistique eux-mêmes . De 1699 à 1709, une série de sentences privent les artistes forains de la liberté de représenter des comédies et des farces, d’utiliser des dialogues, de chanter sur la scène et de danser des ballets : de là, l’invention de scènes détachées, de pièces en monologues, en jargon, pour marionnettes, et, à la fin, de pièces par écriteaux ou divertissements muets entièrement construits sur un texte gestuel qui offre des métaphores mordantes. Ce qui constitue une nouveauté du point de vue théâtral et une réponse ingénieuse à un état de choses imposé par les institutions, n’est pas moins un indice de nouveaux enjeux culturels et sociaux. Une parole désormais dépourvue de force poétique et dramatique, une parole vide de sens, telle celle qui caractérise la production du Théâtre Français et de l’Académie Royale au début du siècle, dans la perspective parodique et métalittéraire des artistes forains, est remplacée, avec une force burlesque et contestataire, par une pantomime éloquente. « Quand on parle et qu’on ne dit rien,/ À quoi sert la parole ? », énonce un écriteau d’Apollon à la Foire, de Raguenet (1711) ; dans la même pièce, la diction tragique est férocement assimilée à des vers d’animaux, et le prologue propose un « compliment » grotesque, composé de gestes grandiloquents, la bouche grand ouverte du Docteur qui n’émet pas de son . Différentes par argument et par structure scénique, les pièces par écriteaux ont toutes en commun leur mode de représentation : contrainte au silence, la scène déplace le plan sonore sur la salle, et confie au public les couplets des vaudevilles à chanter, au moyen des écriteaux bien visibles sur la scène, tandis que les acteurs conduisent un jeu muet, purement mimique, chorégraphique, métaphorisant et visuel. Le rôle actif du spectateur, physiquement engagé dans le jeu de la représentation, à l’intérieur de ce genre de spectacle, peut être une image de la nouvelle fonction du « public » du XVIIIe siècle : ensemble de sujets autonomes, doués d’esprit critique, non plus sujets passifs d’une culture imposée .

Corps muets dans le théâtre de la Foire (1710-1715): une métaphore éloquente

MARTINUZZI, Paola
2012-01-01

Abstract

Dans les années 1710-1715, on assiste aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent de Paris à la représentation de pièces théâtrales qui désaxent les coordonnées de la communication scénique classique et qui, à une analyse attentive, peuvent être lues comme une métaphore d’un malaise social. De condition subie, le mutisme des acteurs, qui transfère dans la gestuelle l’expressivité toute entière, devient un instrument critique, métalittéraire, et si on veut, politique. C’est justement à travers la force des corps muets sur la scène qu’il est possible, à ce moment, de montrer, par contraste, les hypocrisies de la société. Il s’agit des corps des acteurs comiques, héritiers de la commedia dell’arte, souvent déformés par un exercice du grotesque et carnavalisés (dans le sens de Bachtin) , ceux des sauteurs de corde, projetés vers une dimension originaire émotionnelle, “mythique” (selon le mot de Greimas) , ceux des pantomimes et des danseurs, engagés vers le point limite de l’expressivité corporelle , qui est la narrativité, tissu substitutif de la séquence verbale. Ce qui est commun aux formes expressives privilégiées par la Foire, par rapport aux codifications encore cultivées dans les théâtres officiels, est par contraste la tension vers le sensible, que ce soit la dimension émotive du public ou la réalité quotidienne soumise à la satire. Cela projette la théâtralité foraine vers les Lumières et la détache des modèles classiques, redevables des analyses cartésiennes même dans les tracés chorégraphiques, appendices figurées d’un état absolutiste . Le corps muet du forain, proposé dans son “intégrité” de laideur, de pulsions élémentaires, de chutes, d’élans, de métamorphoses poétiques, met en jeu, en la dénonçant, la maladie du corps social, opaque, faux, figé ; il le fait à travers des révélations burlesques, parfois cocasses, parfois amères, mais lucides. On le constate par exemple en lisant les Écriteaux des Festes parisiennes de Louis Fuzelier, qui se déroulent dans les rues d’un Paris peuplé de filous de différentes espèces, rues où on reconstruit, parallèlement, une cérémonie carnavalesque à la saveur primitive – la procession du bœuf gras. On pourrait citer d’autres pièces, comme celles d’Alain-René Lesage : Arlequin invisible, continuation bouffonne du roman Le Diable boiteux, ou bien Arlequin roi de Serendib, qui propose un réfuge distopique habité par des larrons mutilés, mais quand même préférable aux corruptions de la société contemporaine. La même antithèse entre santé et maladie revient, au niveau des thèmes, dans la lutte entre folie et sagesse, présentées allégoriquement dans plusieurs pièces foraines (Écriteaux des Festes parisiennes, Arlequin Baron Allemand, ou Le Triomphe de la Folie..) ; là, les valeurs convenues sont renversées, et c’est la folie qui assume un visage raisonnable et qui redonne aux êtres leur plénitude et leur intégrité. Ces métamorphoses qui s’expriment dans les corps des acteurs forains naissent d’une situation historique déterminée. Au début du XVIIIe siècle, aux théâtres des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, les artistes sont sujets à de restrictions progressives de leurs possibilités d’expression et à une pression croissante de la part de la censure, encombrant instrument du pouvoir, constitué en ces années. Les mesures imposées par le Parlement et voulues par les théâtres institutionnels (Théâtre Français, Académie Royale de Musique, jaloux de leur position et du succès que la Foire obtient auprès du public), limitent les genres représentables dans les « loges » de Saint-Germain et Saint-Laurent et font un « privilège » des moyens d’expression artistique eux-mêmes . De 1699 à 1709, une série de sentences privent les artistes forains de la liberté de représenter des comédies et des farces, d’utiliser des dialogues, de chanter sur la scène et de danser des ballets : de là, l’invention de scènes détachées, de pièces en monologues, en jargon, pour marionnettes, et, à la fin, de pièces par écriteaux ou divertissements muets entièrement construits sur un texte gestuel qui offre des métaphores mordantes. Ce qui constitue une nouveauté du point de vue théâtral et une réponse ingénieuse à un état de choses imposé par les institutions, n’est pas moins un indice de nouveaux enjeux culturels et sociaux. Une parole désormais dépourvue de force poétique et dramatique, une parole vide de sens, telle celle qui caractérise la production du Théâtre Français et de l’Académie Royale au début du siècle, dans la perspective parodique et métalittéraire des artistes forains, est remplacée, avec une force burlesque et contestataire, par une pantomime éloquente. « Quand on parle et qu’on ne dit rien,/ À quoi sert la parole ? », énonce un écriteau d’Apollon à la Foire, de Raguenet (1711) ; dans la même pièce, la diction tragique est férocement assimilée à des vers d’animaux, et le prologue propose un « compliment » grotesque, composé de gestes grandiloquents, la bouche grand ouverte du Docteur qui n’émet pas de son . Différentes par argument et par structure scénique, les pièces par écriteaux ont toutes en commun leur mode de représentation : contrainte au silence, la scène déplace le plan sonore sur la salle, et confie au public les couplets des vaudevilles à chanter, au moyen des écriteaux bien visibles sur la scène, tandis que les acteurs conduisent un jeu muet, purement mimique, chorégraphique, métaphorisant et visuel. Le rôle actif du spectateur, physiquement engagé dans le jeu de la représentation, à l’intérieur de ce genre de spectacle, peut être une image de la nouvelle fonction du « public » du XVIIIe siècle : ensemble de sujets autonomes, doués d’esprit critique, non plus sujets passifs d’une culture imposée .
2012
Le Corps et ses images dans l'Europe du dix-huitième siècle / The Body and Its Images in Eighteenth-Century Europe
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